Pour tout aventurier, l’Alaska symbolise un certain idéal de terre inexplorée. L’an dernier, Antonin Charbouillot y rencontrait des loups et les bienfaits d’une vie simple. À seulement 23 ans, Eliott Schonfeld s’est quant à lui lancé le défi d’y parcourir seul plus de 2 600km en canoë et à pieds.
Je plie mon camp assez tôt et commence à marcher. Il faut à tout prix que je parvienne à faire plus de quinze kilomètres par jour ou je risque d’y être encore à la tombée des premiers flocons. Nous sommes le 15 août et l’été commence déjà à plier bagage dans le nord de l’Alaska. Voilà maintenant deux semaines que je n’ai vu aucun signe d’humanité. Je suis seul au milieu de la nature sauvage, bien au delà du cercle polaire Arctique. Je marche actuellement sur le versant d’une chaîne de montagnes, deux-cents mètres au dessus de la rivière Tynanyvuk qui m’indique le Nord.
Je pensais qu’une fois la rivière atteinte, il serait plus facile d’avancer, que la végétation serait moins dense, que la roche aurait remplacé cette horrible mousse dans laquelle mes pieds s’enfoncent ou qu’au moins la rive serait accessible et dégagée. Mais rien de ce que j’espérai ne s’est produit. Chaque pas me demande un effort terrible. J’avance lentement, bien trop lentement. J’essaie de gagner de l’altitude puis d’en perdre pour trouver un meilleur chemin plus accessible. Il n’y a rien à faire. Je m’enfonce dans le sol, je chute, je dois me battre contre toutes les branches qui se prennent dans mon sac et me retiennent.
Après une heure de marche je suis déjà épuisé et ressens un sentiment d’impuissance. Comment vais-je pouvoir atteindre l’Océan Arctique à temps ? Je regarde le côté opposé de la rivière. Là-bas, le sol semble plat entre l’eau et les montagnes. Cela ne me rassure pas vraiment, en général, là ou il y a du plat, il y a des marécages. Pourtant en y regardant de plus près, j’aperçois de grands sapins espacés. Pour que de tels arbres puissent pousser là, il faut que le sol soit solide, que la terre soit bonne. Enfin je crois.
C’est décidé, je vais traverser la rivière. Je ne sais pas ce qui m’attend de l’autre côté mais ça ne peut pas être pire qu’ici ! Je descends le versant abrupte de la montagne en me retenant aux branches et aux buissons pour éviter de tomber. En quelques minutes j’atteins la jungle qui borde la rivière. Tant bien que mal, je me créé un passage et après plusieurs égratignures la rivière. Elle est large, entre 40 et 50 mètres, le courant est très violent.
J’essaie de percer du regard le fond de l’eau bleu, pour jauger la profondeur et détecter un passage envisageable. Sans succès. Il va falloir nager. Je me déshabille et enfile mon sac à dos dans un sac poubelle. J’attache une corde autour de mon bagage et autour de moi, au cas où le courant ne m’emporte. Je descends dans l’eau avec beaucoup d’appréhension : le torrent qui défile à toute vitesse me fait peur.
L’eau est glaciale mais je n’y pense pas, mon esprit est concentré sur l’autre rive. Après quelques mètres, l’eau atteint mon torse, puis très vite, je perds pied et commence à nager. Le courant m’emporte à toute vitesse mais je parviens à nager en diagonale et à atteindre la rive opposée, 60 mètres plus bas que mon point de départ mais avec un immense soulagement. Quelques minutes plus tard, mon sac est à nouveau sur mon dos. L’eau froide m’a réveillé et redonné de l’énergie.
Très vite, je réalise que c’était la bonne décision. La terre ici est dure et l’ombre des sapins empêche la végétation de tout envahir. Chaque pas est une bénédiction. Ça fait si longtemps que mes pieds n’ont pas touché de surface solide que j’ai l’impression de voler, de courir ! Un grand bonheur m’envahit et je redécouvre le plaisir de marcher. Les orignaux et les ours, à force de marcher aux mêmes endroits, ont crée de véritable sentiers de randonnées qui m’évitent de regarder où je vais. À voix basse, je les remercie de me faciliter la tâche.
Partout autour de moi, la végétation se fait plus rare. Après bientôt trois mois passés à pagayer et à marcher vers le Nord, j’y suis enfin. Je suis sur le point d’entrer là où il fait si froid que plus aucun arbre ne pousse. Je m’apprête à faire mes premiers pas dans la toundra. Parfois la rivière se resserre et ses rives s’élèvent d’un coup de plusieurs dizaines de mètres, créant de véritables canyons. C’est très beau cette roche blanche qui contraste avec le bleu turquoise de l’eau. Je dois escalader pour poursuivre ma route. Il apparaît parfois des plages de galets sur plusieurs dizaines de mètres, où il est aussi très agréable d’avancer.
Je monte des collines puis les redescends, traverse des creeks en sautant d’une roche à une autre. La rivière tourne légèrement vers l’ouest et en suivant son cours, j’aperçois tout au Nord, à des dizaines de kilomètres, les montagnes de Brooks que je dois traverser. Elles sont immenses, encore plus grandes que les deux rangées que je longe actuellement. Il me semble apercevoir de la neige à leur sommet et…
Quelque chose de très gros est en train de foncer sur moi. Je tourne la tête et vois un grizzly dévaler la colline ! Je jette mon sac à terre, attrape mon spray anti-ours à l’intérieur, les gestes tremblants et le cœur battant à toute allure. Je braque mon arme et commence à hurler face à la bête qui se rue vers moi. Il s’arrête net à 10 mètres. Il est énorme. Son pelage épais est extrêmement clair, presque blond, presque blanc. Il me regarde de ses yeux noirs au milieu de sa tête ronde ornée de deux petites oreilles.
Il marche sur le côté, un filet de bave coule de sa gueule ouverte. J’ai peur mais il est tellement beau qu’une partie de moi a envie de courir vers lui, de le prendre dans mes bras ! Il s’arrête à nouveau et me regarde. Je continue à parler fort, le doigt sur la détente de mon spray. Puis d’un coup, il repart en courant et remonte la colline par laquelle il est arrivé. Il s’arrête une dernière fois pour me jeter un rapide coup d’œil et disparaît d’un air enjoué, faisant rebondir sa fourrure dans tous les sens.
Je reste bouche bée, ébahi pendant plusieurs secondes, sans bouger. Je ne peux pas m’empêcher de sourire. Quelle beauté ! Quelle beauté ! J’ai du mal à croire ce que je viens de vivre. En reprenant la marche, je tremble de joie et j’ai l’impression pour la première fois de faire partie de ce monde sauvage, de lui appartenir. De ce qui m’apparaissait le matin même comme un chaos invivable, se dégage désormais une certaine harmonie.
C’est un des plus beaux jours de ma vie. Je me remets de mes émotions, cueille quelques myrtilles sur mon passage et apprécie le moment. La vallée, bordée par les deux chaines de montagnes, s’élargit. Un immense plateau se créé. Il y a encore des arbres ici et là, mais rien à voir avec les forêts d’avant. Je réapprends à voir loin, tout s’éclaircit, l’horizon fait son grand retour.
Je continue encore quelques kilomètres puis pose mon sac au pied d’un sapin solitaire. Ici, je serai à l’abri des regards et pourrai grimper au sommet si c’est nécessaire. Je plante ma tente, allume un feu et m’allonge près des flammes. La nuit commence à faire son retour à mesure que l’été nous quitte. La lune fait son apparition, plus brillante que jamais.
Thématiques
INSTAGRAM — Rejoignez la plus grande communauté de nouveaux aventuriers