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Si la plupart des surfeurs voyagent à la recherche de la « vague parfaite », Benjamin Herrgott parcourt le monde en quête de spots inexplorés. Son paradis se trouve dans des endroits inattendus, voire hostiles. Loin de tout, il peut sortir sa board pour profiter de vagues et de paysages que peu d’entre nous ont la chance de voir.
Ses expéditions l’emmènent souvent du côté du Grand Nord et plus particulièrement de l’Alaska où des milliers de kilomètres de côte attendent encore d’être surfés. En septembre 2019, il est ainsi reparti avec ses planches de surf sillonner l’Ouest de la mer de Béring avec une équipe de vieux loups de mer. Des anciens de Mavericks et têtes brûlées par des décennies d’aventure autour du globe, que l’eau glacée, le vent et les traversées chaotiques à bord d’un rafiot ne sont pas prêts d’effrayer.
Chercher des vagues prend du temps, surtout en territoire vierge. Beaucoup de conditions doivent être réunies. La bonne hauteur de houle dans la bonne direction, associée à un vent soufflant à la bonne vitesse, mais aussi la bonne marée s’épanouissant sur une côte propice. Et figurez-vous que c’est dans une atmosphère froide que cette combinaison parfaite peut être plus facilement trouvée. Conséquence : c’est en Alaska et dans les régions proches du cercle polaire que se situe mon terrain de jeu préféré. J’y suis déjà parti à trois reprises et s’il est une chose que ces expéditions m’ont appris, c’est certainement l’humilité.
Je me souviens de cette expédition, au coeur du parc national des Kenai Fjords, dans le sud de l’Alaska. J’ai à peine pu quitter le fond des fjords à cause d’une houle allant jusqu’à 8 mètres et d’un vent soufflant à plus de 100 km/h ! Une autre fois, je suis resté bloqué quatre jours dans une cabane au Kamchatka, à l’est de la Sibérie, pris dans une tempête de neige. On a même dû se creuser un nouveau chemin d’accès jusqu’à la mer, ce qui nous a pris deux jours. Mais il y a aussi eu les îles Shumagin, près des fameuses îles Aléoutiennes. C’est là que j’ai connu le « bonheur », le vrai : surfer jusqu’à 8 heures par jour, pendant 14 jours. Toutes les conditions étaient réunies.
Je me souviens encore de chacune des nouvelles vagues découvertes lors de ce voyage…
Mais venons-en à ce qui nous intéresse aujourd’hui : le surf en mer de Béring. Béring est une mer bordée par l’Alaska d’un côté et la Sibérie de l’autre. Si vous vous demandez comment, concrètement, il est possible de partir dans un coin aussi reculé, sachez que c’est un projet qui demande du temps, de l’organisation, ainsi qu’un peu de chance. Un autre élément indispensable, et non des moindres, est une équipe solide, avec des surfeurs avec les mêmes envies. Ce n’est pas le plus facile… car il s’agit tout de même de partir loin et longtemps, sans aucune garantie de trouver des vagues de qualité. Il faut avoir une âme d’explorateur, l’envie de se plonger des heures dans l’étude des cartes, la compétence d’analyse des houles et des vents et, surtout, beaucoup de patience. Enfin, il n’y a plus qu’à trouver des contacts sur place.
En 2010, j’ai rencontré Casey par un ami surfeur (les contacts, vous dis-je !) Casey est un scientifique et surfeur américain qui, à l’occasion d’un déplacement professionnel en Australie, est venu surfer chez moi, à Bells Beach. Lors d’une longue discussion sur notre passion commune, je lui ai confié mon rêve de surfer en Alaska, ce que je n’avais encore jamais fait. Six mois plus tard, il m’a envoyé un documentaire passionnant sur Mike, pêcheur à Homer. Là-bas, il part régulièrement chercher des vagues sur son vieux bateau des années 1950, le Milo. C’est un petit rafiot bien rafistolé, très fiable et avec beaucoup de cachet. J’ai tout de suite cherché à le contacter. Ce type est exceptionnel, je veux être comme lui, quand je serai grand. Et c’est comme ça que je me suis retrouvé embarqué à ses côtés.
Je voyage rarement accompagné. Je m’amuse seul, je m’exclame, je m’émerveille et je ris, seul. C’est marrant d’ailleurs, mais en ma propre compagnie, je me sens comme dans un cocon. Certains pourraient me qualifier de type bizarre ou d’égoïste. Je vois bien, quand je raconte mes voyages, qu’on ne me comprend pas toujours. Mais c’est comme ça. En même temps, on ne peut pas dire que le surf soit un sport d’équipe avec la générosité comme valeur commune…
Bref. Vous l’aurez compris, cette fois-ci, il était hors de question de partir seul. De fil en aiguille, de contact en rencontre, un groupe d’aficionados de surf assez éclectique s’est retrouvé à naviguer ensemble sur le Milo, en pleine mer de Béring. De sacrés personnages qu’il me faut vous présenter avant de continuer.
Ancien médecin urgentiste de San Francisco, né à la fin des années 1950, c’est un baroudeur insatiable et grand sportif. Il fut même nominé pour le piolet d’Or en récompense d’une ascension ambitieuse des Tango Towers, au Karakoram (Pakistan). Quand il n’est pas en montagne, il emporte sa planche de surf partout, jusqu’au Liberia.
Mondialement reconnu comme un surfeur sans peur. N’hésitant pas à se confronter à des vagues de 15 mètres avec un mauvais vent et aucune visibilité, il surfe Maverick à chaque grosse houle… du haut de ses 67 ans ! Depuis les années 1970, il parcourt le globe, de l’Antarctique au Groenland, de la Sardaigne au Lac supérieur. Vous l’avez peut être déjà croisé dans l’excellent Jours Barbares de William Finnegan, prix Pulitzer 2016.
Quand il a embarqué sur le Milo avec, dans son sac, 12 fromages français et sur la tête un béret, notre amitié fut scellée. Mike est passionné de tout, désordonné, peu délicat et très créatif . C’est lui qui a inventé le concept de l’audio-guide, utilisé par les visiteurs du monde entier, d’Alcatraz au musée du Louvre. Il se décrit comme une « bougie fondue » à force de sillonner tous les océans du monde et vit à San Francisco sur un bateau à roue de la fin du XIXe siècle.
Ingénieur spécialisé dans les infrastructures côtières, Bob est arrivé dans l’aventure extrêmement préparé, ayant analysé toute la côte nord et sud de l’Alaska, et dressé une liste impressionnante de lieux propices à la formation de vagues en fonction de la géographie et des données sous-marines. C’est aussi un ancien de Maverick et son passe temps favori est de contredire Mike.
Neurologue d’une soixantaine d’années, il semble savoir modifier son cerveau pour ne pas ressentir la peur. Ce vieux bateau de pêche, perdu sur une mer peu accueillante, est le dernier endroit où il devrait être, ayant subit une opération à coeur ouvert il y a moins d’un an… Mais il est là ! Quand la session est terminée, il travaille sur un livre traitant des addictions aux opioïdes ou me raconte ses 40 dernières années de surf autour du monde.
C’est peut être par lui que j’aurais dû commencer. Notre capitaine. Ancien pêcheur de Homer, il a vendu son entreprise et transformé un bateau de pêche de 55 ans en navire d’expédition de surf, afin de passer une bonne partie de l’année à rechercher des vagues avec sa douce, Wendy, qui apprend à surfer à plus de 60 ans ! McFish ne peut pas aligner deux phrases sans éclater de rire. Il est un des pionniers du surf en Alaska, ce qui lui fait « une belle jambe », il vous dira.
C’est avec un appétit insatiable que ces énergumènes et moi-même sommes partis sillonner la côte. La première session pose très vite les bases, et non des moindres, pour le reste du voyage. Nous avons quitté le village en fin d’après-midi. Les conditions sont parfaites et nous avons la bonne surprise d’observer moins d’algues géantes que les années précédentes. Les algues (ou kelp) peuvent être gênantes quand elles se prennent dans nos dérives à pleine vitesse.
Le spot du jour est au pied d’une falaise impressionnante, du haut de laquelle une vache sauvage nous observe. L’eau n’est pas si froide, cinq degrés — nous sommes habitués à de telles conditions — mais peut-être aurais-je du mettre mes gants… L’océan est lisse comme un miroir et les vagues presque parfaites.
Ma première vague est un magnifique tube. Encore mieux que le matin de Noël de mes 8 ans ! Mes nouveaux amis ont sorti leurs planches de gros surf. Concentrés, nous parlons peu et enchainons les vagues. La confiance s’accroit, jusqu’à ce qu’une vague un peu plus grosse nous prenne tous par surprise et provoque un KO général qui a bien dû faire rire notre spectatrice, sur sa falaise. Malheureusement, la vague suivante est encore plus grosse et ma planche perd la bataille contre la force du Pacifique Nord. Elle se casse en deux sous l’impact. Ma déception est aussi grande que l’était mon excitation, trois minutes plus tôt.
Comme si ça ne suffisait pas, le bout de planche qui n’est plus attaché à ma cheville est parti contre la falaise, où il y a un courant fou. Je vais la chercher à la nage mais la rate de peu et me fait emporter dans le courant aussi vite que dans un torrent. Je fais de mon mieux pour rester calme. Mike parvient à récupérer le débris et me le ramène une centaine de mètres plus bas. Le retour au bateau est long mais me permet de relativiser : je suis venu avec trois planches et à nous tous nous en avons plus de vingt ! Tout va bien. Mais je venais de me faire faire cette planche, tout spécialement pour l’Alaska. La nuit qui s’en suit est aussi mouvementée: quatre hommes épuisés dans quatre mètres carrés, après quatre heures de surf. Les ronflements couvrent le bruit du moteur.
Le deuxième jour est bien différent : je me réveille paralysé. Apres 50 heures de voyage, un grosse session et une courte nuit, mon dos a lâché. Je suis déçu, mais pas surpris. Il me fait régulièrement souffrir depuis cet accident où je me suis retrouvé avec six vertèbres brisées… Le surf est moins parfait que la veille mais ce lieu en pleine mer de Béring est spectaculaire. Quelques buffles se baladent sur la plage et se demandent bien ce qu’on fait là. Après quelques vagues, nous naviguons une douzaine d’heures dans des conditions dignes d’un récit de Shackleton. J’en rajoute à peine.
Saviez-vous que « Alaska » signifie « le lieu ou l’océan se brise », en aléoute ?
Le jour suivant, mon dos va mieux et nous faisons une découverte fantastique. Un récif à la forme étrange, qui permet à la houle de se casser de manière très organisée, sur cinq angles différents. Il y a tellement de spots à surfer sur une si petite zone que quand je surfe une droite je peux voir derrière moi et sur ma droite les autres spots dérouler parfaitement. Après cette belle session et une bonne nuit au fond d’une baie protégée. La traversée qui s’en suit est longue : de sept heures du matin à minuit, avec des volcans gigantesques à contourner.
Le lendemain, nous nous faufilons dans un passage étroit pour retrouver la mer de Béring. Le courant est incroyable mais nous tentons tout de même de surfer une vague qui se forme sur un coude à 90 degrés. Nous jetons l’encre en amont. Le but est de sauter du bateau et de ramer à toute vitesse vers le bord sans se faire emporter par le courant. Seul Doc, Mike et moi sommes motivés. Il faut dire que la vague est vraiment petite et l’intérêt limité, mais le lieu est vraiment unique. Une fois sur la rive, nous marchons un peu pour remonter le passage.
La session reste infructueuse mais le retour au bateau nous offre la dose d’adrénaline que nous cherchions. Facile, sur le papier : s’assoir sur la board et se laisser porter par le courant jusqu’au bateau… Mais ne surtout pas rater l’échelle au risque de se retrouver embarqué dans le Pacifique ! Kevin m’attrape au vol par le bras, Doc ne s’en sort pas trop mal non plus. Ouf.
Quelques jours, quelques carcasses de bateaux et quelques traversées chaotiques plus tard, nous découvrons le spot qui, à l’unanimité, est le climax de notre voyage. La houle est forte, mais le relief de la côte semble peu propice à la création de bonnes vagues. Depuis le bateau, il est parfois difficile de juger si un spot est praticable ou pas. Mais soudain, nous discernons une ondulation de houle se dresser verticalement. Le vent qui descend de la montagne s’engouffre dans la vague et projète de l’eau sur une vingtaine de mètres au-dessus de l’océan ! Nous sautons de joie. J’ai rarement enfilé une combinaison aussi rapidement.
Accéder à la vague n’est pas difficile mais long, très long. À chaque fois que la houle me soulève, je m’imagine la taille du monstre que nous sommes sur le point de trouver. Enfin, je suis assez proche du bord pour que les vagues commencent à casser. Le show peut commencer. C’est tout simplement fou. La qualité des vagues, la force de l’océan, l’endroit inédit… et le vent, surtout. Il souffle à 70km/h et rend la vision difficile. Les vagues sont grosses et il n’est pas rare qu’elles déroulent sous nos boards sans que nous puissions les attraper. Il faut alors se retourner immédiatement pour éviter que la vague suivante ne vienne nous “exploser”.
Le vent et l’eau qui se soulèvent des vagues précédentes nous aveuglent et créent une atmosphère de blizzard arctique.
Entre les vagues, des lions de mer énormes viennent marquer leur territoire en nous aboyant dessus. L’un d’eux s’approche à moins d’un mètre, tenant un poulpe dans la gueule… Après une session interminable, Doc déclare ne jamais avoir surfé dans de telles conditions. Il décide d’appeler la vague Red Eyes. On sort de la bataille les yeux brûlés, la peau mordue et le visage plus ridé que jamais…
Nous passons ainsi 14 jours à surfer, dans une mer souvent agitée, avec des vents d’une force impressionnante, des paysages et une faune exceptionnels — le nombre de baleines est tout simplement incroyable. Parfois, le squelette de l’une d’elles nous sert de point de repère sur la rive, quand ce n’est pas une cascade de 100 mètres de haut. Durant notre périple, de l’île Popof et son village de 700 habitants (dont 99% sont des pêcheurs de gros) jusqu’à Dutch Harbour, à plusieurs centaines de kilomètres plus à l’Ouest, nous avons découvert 11 nouvelles vagues, dont certaines étaient absolument parfaites, même si rarement très grosses.
Nous avons surfé pendant des sessions interminables les vagues de la pire qualité qui soit, dans des vents fous et une mer démontée comme jamais. Mais il y a eu, bien sûr, des sessions somptueuses et des discussions passionnées, où chacune des données topographiques, météorologiques et océanographiques ont été analysées. Et, comme d’habitude, ce trip nous a encore donné des idées de nouvelles destinations à explorer…
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