Quand je monte dans un train, j’ai l’envie systématique de saigner un livre pendant le trajet. Il me suffit d’un chapitre achevé ou d’une phrase lue pour poser mon bouquin sur les genoux et laisser mes pensées prendre le large tout en regardant le paysage défiler par la fenêtre. Car si dehors les arbres semblent en perpétuel mouvement, je prends le temps de ponctuer ma lecture devenue aussi interminable qu’une partie de Monopoly. Voilà tout le plaisir qu’offre la lecture ferroviaire.
C’est de cette manière que l’écrivain et journaliste américain Ted Conover a pondu Au fil du rail. En prenant le temps d’entrevoir un paysage d’une tout autre nature, il s’est consacré à un reportage dans lequel il partage son expérience auprès des hobos. Ces funambules du rail en voie de disparition qui sillonnent l’Amérique en sautant illégalement de train en train en direction de nulle part et de partout à la fois.
Au début des années 80, Ted Conover est un jeune étudiant en anthropologie qui s’intéresse particulièrement à ces vagabonds solitaires. Pour mieux s’imprégner du sujet, il comprend qu’il ne devra pas s’éterniser plus longtemps en cours magistral. Ses profs lui conseilleront de se faire rembourser sa carte 12-25 et de retourner gentiment à la bibliothèque, mais Ted ne l’entendra pas de cette oreille. Pendant près de quatre mois, il va parcourir les États-Unis avec pour seul moyen de locomotion l’usage clandestin de trains de marchandises.
Si l’expérience de l’auteur semble axée sur un voyage à la sauvage tel le vagabond en immersion sous couvert de journalisme gonzo, son reportage réside bel et bien dans son approche anthropologique. Pour Conover, il n’est pas seulement question de sauter sur le premier train venu en admirant la vue mais « de violer l’intimité » des hobos en se faisant passer pour l’un d’entre eux.
« L’amour du monde sauvage signifiait-il qu’il faille fermer les yeux sur les problèmes de celui des humains ? » – Ted Conover – Au fil du rail
Sur les rails, Ted apprend de ceux qu’il croise à bord des trains. Une majorité d’hommes qui « brûlent le dur », comme ils aiment à le rappeler. Des « trimards » marqués par le fer au jargon bien trempé avec qui il passera ses nuits, armé de son barda, dans les jungles où les hobos cherchent le coin tranquille. Il ne se fera pas « d’amis » mais des « compagnons de route » qu’il recroisera par hasard avant de partager une tasse de café en attendant le prochain train.
La journée, on s’applique à l’art de la débrouillardise pour trouver de quoi manger. Le soir, les langues se délient autour du feu et d’une bouteille de vin bon marché. Les histoires se ressemblent et diffèrent selon les humeurs de ceux qui les racontent. On ne sait plus qui vraiment croire et ça n’a pas d’importance, il n’y a que l’instant présent qui compte. Et pour ce qui est des destinations, elles changent constamment. Mais une chose est sûre, le départ se fait en gare de triage.
Ce qu’il y a de touchant chez l’auteur, c’est sa façon d’être constamment dans la retenue. Il observe et écoute les hobos comme s’ils parlaient une langue qui lui était complètement étrangère. Si l’on en apprend beaucoup sur ses rencontres, Conover ne parle que très peu de lui ou de sa famille. On peut lui reprocher une forme de pudeur qui donne à mon goût une version presque édulcorée d’une expérience qui a dû bousculer en lui tous ses sens et sans doute provoquer un tas d’émotions. Je peux aisément comprendre sa casquette d’anthropologue, mais Au fil du rail parle avant tout des Hommes et c’est justement pour cette raison que j’attendais un auteur plus charnel.
Quoi qu’il en soit, Au fil du rail dresse le portrait d’une Amérique âpre et particulièrement juste. La sensation de liberté y est omniprésente, on lâche prise et on s’installe au fond du wagon en admirant la vue. Tout ça sans avoir bien évidemment composté son billet de train.
(Les photos sont tirées du livre Au fil du rail de Ted Conover aux Éditions du sous-sol.)
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