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Au nord-est de l’Espagne on trouve un territoire rude, grand comme deux fois la Belgique. La densité de population y est si faible qu’on l’appelle la « Laponie espagnole ». Les villages se vident peu à peu, et la culture locale menace de disparaitre. Face à cette situation, Ernesto Pastor a eu l’idée de créer un itinéraire à vélo avec l’espoir de redonner de l’attractivité à sa région natale.
Ainsi sont nées les Montañas Vacías, un parcours exigeant à travers des paysages désertiques exceptionnels que Adélaïde de Valence et Weronika Szalas ont découvert à l’occasion d’un rallye 100 % féminin.
Il y a quelques mois, j’ai signé pour participer au Women’s Montañas Vacías Rally, un événement 100 % féminin organisé par l’application de planification d’itinéraire Komoot. À son origine, Lael Wilcox, championne d’ultra-cyclisme américaine qui promeut le cyclisme féminin. L’itinéraire qu’elle a choisi, celui des Montañas Vacías, est ultra exigeant.
J’ai plutôt l’habitude de rouler en solo et ai une inclinaison particulière pour les terrains accidentés. J’ai quelques bases de mécaniques, sais comment m’alimenter en itinérance et peux pédaler sur des distances relativement longues. Mais l’idée de rouler à plusieurs, entre femmes, et de repousser mes limites me plaisait, autant qu’elle m’effrayait. Sur leur invitation, j’ai donc pris la direction d’une région désertique : la Laponie espagnole. Je n’en avais jamais entendu parler.
La « Serranía Celtibérica » a gagné son surnom de « Laponie espagnole » devant le constat suivant : la densité de population n’y n’excède pas les 7 habitant au kilomètre carré, et passe même sous la barre des un habitant au kilomètre carré dans les territoires des Montes Universales, de la Sierra de Javalambre et de Gúdar. Des chiffres rarement atteints dans les territoires les plus reculés de la « vraie » Laponie ! Quand un territoire compte moins de 10 habitant au kilomètre carré, on parle de désert démographique. C’est là que nous conduit l’itinéraire des Montañas Vacías, « les montagnes vides ».
Ernesto Patsor, qui est né sur ces terres, a vu la disparition lente et silencieuse de la population. D’année en année, les volets se ferment et les murs s’écroulent. L’agonie d’une terre, isolée et rude. Sa réponse a été la création d’un itinéraire cyclable qui traverse ces zones qu’il espère voir revivre.
Les paysages y sont sauvages et splendides. La terre rouge captive, le ciel nocturne spectaculaire et les eaux turquoise des rivières enchantent. Mais il ne faut pas se méprendre : Montañas Vacías est un parcours éprouvant qui rime avec isolement, dénivelé et climat capricieux…
Au menu de cet itinéraire, 680 kilomètres et 13 000 mètres de D+. Le tout en grande majorité sur des chemins forestiers. Mais la particularité du parcours, et c’est ce qui le rend aussi accessible, consiste en l’existence de quantité de variantes : un itinéraire route, mais aussi des raccourcis pour éviter les sections les plus engagées ou s’adapter aux contraintes météo. Ernesto a pensé à tout. Tout le monde peut finir Montañas Vacías, il n’y a qu’à faire sa propre cuisine.
Fin avril, nous sommes donc 55 femmes de 12 nationalités différentes et âgées de 21 à 56 ans à se retrouver. Parmi nous, une championne mondiale de VTT, des ultra-cyclistes, une athlète handisport, des rookies qui n’ont jamais collé une rustine ou roulé plus de 50 kilomètres en une journée, et même une femme enceinte de quelques mois. Le pari est osé.
Le parcours des Montañas Vacías est découpé en cinq étapes majeures, mais il est conseillé de prévoir entre 7 et 9 jours pour le réaliser. Nous avons bouclé cet itinéraire en 8 jours, avec des étapes comprises entre 60 et 100 kilomètres, certaines d’entre elles avec des dénivelés positifs supérieurs à 2 000 mètres ! Un rythme relativement soutenu et parfois éprouvant en raison d’une météo capricieuse : fortes chaleurs et pluies diluviennes.
Il est 8 h 00 sur la Plaza del Torico de Teruel. Je ne connais encore personne. Dans un vrombissement de roues libres, on s’élance direction la Laguna de Bezas. Très vite, on découvre la boue rouge, grasse et collante de la Sierra d’Albarracín. Et on goûte au dénivelé et à la boue, en route pour le Mirador Peña La Cruz. À Albarracín, un des plus beaux villages d’Espagne, on vide les frigos du bar de la Plaza Mayor. On avale sodas et patatas bravas, assises à même les pavés ocre et chauds. Pour la quitter, il faudra pousser nos vélos sur des remparts abrupts. À partir de là, la piste se dévoile sous nos larges roues : homogène et rude. Je fais une crise d’asthme dans une pente raide. Jeanne ralentit, s’assurant que je respire encore, même mal. Le soir venu, on grimpe jusqu’au Refuge de la Portera, auquel nous préférons nos tentes. On sort les réchauds, les bonnets, les boites de sardines et les couscous lyophilisés. À peine le temps de jeter un coup d’œil aux étoiles que le sommeil nous terrasse.
Au réveil, nous partageons un mauvais café lyophilisé, vite effacé par un cafe con leche et un pan con tomate dans un bar où un vieux monsieur regarde, mi-amusé mi-agacé, une vingtaine de filles en cuissard perturber son petit-déjeuner. J’essuie les gouttes de mes lunettes. Au loin, j’aperçois les roches rouges de Chequilla. Avant d’attaquer la pente assassine à 20 % qui monte à la Sima de las Grobias, on avale ce que nous propose un bar de Checa : des pignons de poulets et des oreilles de cochon. On frôle un accident de moutons : ils traversent sans regarder et les sublimes falaises del Vado retiennent l’attention ! À chaque village, on remplit les gourdes aux fontaines. Boire. Pourtant, il fait encore frais lorsqu’on traverse le pont Colgante, sur le Tage. On ne quittera plus ses eaux turquoise et glacées, le suivant sur une longue piste blanche. Il fait plus de 25°C. Un dernier effort sous le regard des vautours nous conduit à Zaorejas. Les tentes et notre sueur sèchent indifféremment au vent.
On quitte la province de Guadalajara pour rejoindre celle de Cuenca. De Beteta à Beamud, rien. Mis à part la Serranía de Cuenca. Et un petit café, à la sortie de la ville d’El Tobar où, à peine réveillées, on nous propose des petits verres d’une liqueur à rendre aveugle. On rentre dans le cœur de la Laponie espagnole, Jeanne, Sophie, Weronika et moi. Et dans une brume épaisse. Nous grimpons vers les hauteurs de Tragacete. Après des kilomètres de route caillouteuse, on atteint Beamud. Une épicerie y a rouvert récemment grâce aux cyclistes qui y passent. Les heuvo rancheros sont sublimes, on charge les téléphone, achète un paquet de pâtes et une boite de moules en escabèche. L’orage et la grêle arrivent. Cernées par les éclairs, on arrive trempées et chamboulées sur le paillasson d’une vieille dame, Julia, qui nous ouvre sa porte, nous offre un lit, une douche chaude et un poêle ronronnant.
Un gros crachin nous pousse jusqu’à Zafrilla. À peine parties, on s’arrête au Bar Papi. L’irrésistible attrait de la cheminée et du café chaud. La pluie ne passera pas. Alors on enfile les K-Way et les gants Mapa roses, pour zigzaguer entre les flaques du camino de la Rocha. La boue colle. On ne pédale plus, on pousse nos vélos dans une espèce de beurre de cacahuète. Et on peste. Il faudra l’omelette et les chipolatas de Juan Pedro, à Alobras, pour faire revenir les sourires. On repart à travers les champs de pommes en ligne droite vers Torrebaja. La dernière ville avant le Javalambre, un col à 2019 mètres au milieu de paysages lunaires. Il faut encore pousser les vélos, gratter la boue des pneus devenus lourds. Au sommet, un nuage nous accueille. Le vent se lève. La pluie arrive. Il faut descendre vite. Transies par le froid, on pousse la porte d’un café de Puebla de Valverde. Ils nous servent tout ce qu’ils leur reste : soupe de lentilles et frites. On fait sécher les chaussettes et les chaussures aux sèche-mains des toilettes.
Le plus dur est derrière nous. Il reste pourtant 3 000 mètres de dénivelé, mais on ne les sentira pas. Le Javalambre a aplati le reste de la route. Même pour Sue, qui roule avec un galet plat au dérailleur et une chaîne qui saute tous les 3 kilomètres. Il faut franchir un gué profond, ce que je fais chaussures aux pieds. Elles resteront trempées jusqu’au sommet du Peñarroya, à 2 028 mètres d’altitude, le plus haut point des Montañas Vacías. On m’y tend une paire de chaussettes sèche. Quelques kilomètres plus loin, on roule sur les dernières neige de la station de ski de Valdelinares. Avant de redescendre vers Teruel, on passe une dernière soirée ensemble. Une soirée qui a un goût de patatas bravas, des repas lyophilisés que l’on essaye d’écouler, et de bières fraiches partagées. Au petit matin, le givre nous chasse, mais on pédale à reculons. Rentrer, déjà ? Au sommet du Cerro de Navarro, le dernier, on souffle un bon coup. On y dépose la fatigue de la semaine, avant les derniers coups de pédales qui nous reconduisent au point de départ.
Il n’y a pas de chemin facile pour rejoindre Teruel. Au départ de Paris, il vous en coûtera un minimum de trois trains ou de deux bus. J’ai personnellement pris deux bus : un premier de Clermont-Ferrand à San-Sébastian et un second, de San-Sébastian à Teruel.
Les plus motivés peuvent aussi se rendre dans la région directement à vélo via la Véloroute de la Méditerranée (EuroVelo 8), jusqu’à Valence puis la voie verte de Ojos Negros à Teruel (160 kilomètres).
Le climat peut être rude dans la province de Teruel et il ne faut pas sous-estimer les risques associés. Une très grande partie de l’itinéraire s’effectue à plus de 1 500 mètres d’attitude, et certains cols dépassent les 2 000 mètres. Les meilleures saisons pour partir sont l’automne et le printemps. En hiver, vous vous retrouvez confrontés à la neige. En été, à une probable canicule, avec des risques accrus de feux de forêts : une vigilance particulière est demandée aux utilisateurs de réchauds.
Nous sommes parties au cœur du Printemps, fin avril et le thermomètre est souvent descendu en dessous de zéro degrés la nuit et monté au-dessus des 25 degrés en journée. Bien que cela soit rare dans la région, nous avons aussi essuyé de nombreuses pluies et un très gros orage, grêlons compris. Malgré les aléas climatiques, la période était idéale pour rouler, en étant néanmoins très bien équipées.
Il existe de très nombreux refuges non gardés tout au long de l’itinéraire. Certains avec des poêles et des lits, d’autres plus spartiates. Si vous les utilisez, faites en sorte de les laisser aussi propres voir en meilleure condition qu’à votre arrivée ! Il est aussi possible de bivouaquer, en prenant garde à respecter les principes du Code de l’aventure responsable, sauf dans certaines
zones protégées précises : dans les Pinares de Rodeno, entre la Laguna de Bezas et Albarracín. Vous trouverez aussi des campings et des hôtels sur la route.
Je suis partie avec une tente une personne 3 saisons, un sac de couchage zéros degrés, un drap et un pyjama thermiques. Je n’ai jamais eu froid, mais je n’ai pas eu chaud. Certains matin, la tente était recouverte de givre. Nous n’avions rien réservé et nos étapes n’étaient pas préparées. Chacune d’entre nous a géré ses étapes individuellement et nous retrouvions souvent à 10, 20 ou 30 au même endroit pour la nuit. J’ai passé 4 nuits sous tente, en bivouac, à proximité des refuges ou en camping et deux nuits pluvieuses en hôtel. Mais aussi une nuit mémorable chez une vielle dame, dans un petit village, qui a recueilli deux d’entre nous, trempées jusqu’aux os et secouées par la grêle après avoir essuyé un orage colossal.
Photos : Weronika Szalas / @weronika.szalas
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