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Dans notre huitième volume papier, The Lines Issue, Raphaël Fourau, nous raconte son aventure en ski de rando à la recherche de la plus belle ligne à tracer dans la neige immaculée des fjords norvégiens. Une quête qui anime également Colin, Dennis, Kilian, Loris, Per et Valentin, partis sur les pentes des Balkans, en Bulgarie. Deux semaines en ski de randonnée entre le Pirin et le Rila avec un van, des skis, quelques frayeurs, de belles rencontres et la montagne pour terrain de jeu.
31 mars 2018, 13h. « Un peu tôt pour un poisson d’avril » pensais-je… Nous venions de faire nos premiers pas sur le tarmac chaud de l’aéroport de Sofia. Quelques heures plus tôt, nous décollions de Suisse où les prévisions neiges s’affolaient. Un vent de Sud souffle et seul le sommet du Vitosha, la montagne surplombant la capitale bulgare, est encore partiellement recouvert de neige.
Pas grand-chose à voir avec les photos de notre guide papier dans lequel ce mont est drapé d’un long manteau blanc jusqu’au pied, laissant imaginer une infinité de descentes boisées. Personne ne dit mot, je laisse éclater un rire nerveux : « On est où là ?! ». « Il neige des mètres en Valais, et nous, on sue en t-shirt », me répond Per.
« Nous » c’est Colin, Kilian, Loris, Per, Valentin et moi-même, Dennis. Perdus à 2500 km de chez nous pour tourner un film de ski par 20°c… Arrivés aux tapis à bagages nous retrouvons Kilian, venu directement d’Autriche où il vit depuis peu. Ses bagages ont été perdus, il attend patiemment des nouvelles. Nous nous doutions que sur nos sept bagages nous en perdrions quelques-uns en chemin, mais nous n’avions pas idée qu’aucun ne parviendrait à destination.
Et un 2e poisson d’avril avant l’heure. Loris, notre James Cameron maison, sort sa caméra pour la première fois du trip et immortalise nos négociations avec les services bulgares de bagagerie. Des avions arrivaient en fin de journée depuis Amsterdam et Vienne, peut-être récupérerions nous nos bagages… Il va falloir attendre. L’occasion de faire un peu de tourisme et de goûter quelques bières du cru.
On récupère le van et on part à la découverte de Sofia. D’origine bulgare par ma mère, j’avais déjà séjourné ici pendant mon enfance, mais mes souvenirs sont vagues. Je me rappelle seulement d’avoir été choqué par l’écart qu’il y avait, entre une ex-république soviétique et la France. Il est indéniable que le pays a beaucoup évolué depuis, grâce notamment à son dynamisme touristique. Mais les marques de son passé communiste sont encore bien présentes, comme nous pouvons le constater en levant les yeux pour admirer les innombrables et gigantesques bâtiments hérités de cette ère ou les interminables barres d’immeubles grises que nous traversons pour rejoindre le centre-ville.
Pas le temps de boire davantage de bière ou de finir la solennelle cérémonie sur laquelle nous sommes tombés dans l’église Sainte-Nedelya. Le soleil baisse, les ombres de la ville s’allongent, il faut retourner à l’aéroport avec l’espoir de pouvoir skier dès le lendemain. Kilian est le seul chanceux à récupérer ses bagages. Nous nous concertons un moment sur le parking et décidons de nous diriger dès ce soir vers Borovets, premier stop du trip, pour prendre la température, au sens propre comme au figuré. Mais qu’allons nous chercher aussi loin de notre jardin que sont les Alpes ?
Motivés par l’envie de tourner de belles images de montagne, nous voulions une destination sauvage et relativement peu connue. Lassés de voir les mêmes images de Norvège ou de Japon, nous avons jeté notre dévolu sur la Bulgarie. Peu de film n’y ont encore été tournés, les photos glanées sur internet laissent entrevoir du potentiel et le premier guide papier de la région vient de sortir… Parfait ! Le programme est simple : se perdre pendant 12 jours en ski de randonnée au coeur des massifs bulgares.
Revenons-en à notre voyage. Après une première nuit passée au pied de la station de Borovets, nous profitons de l’attente de nos bagages pour revoir les manipulations de cordes et faire quelques rappels depuis le panier de basket, sur le parking de l’hôtel. Vers midi le téléphone sonne, les bagages arrivent, soulagement général. Tout est là et rien n’est abimé, le trip peut enfin commencer.
L’objectif de ce premier arrêt est de skier le point culminant des Balkans, le Mussala (2927m). Nous sommes encore loin des 4000 de nos Alpes mais ces montagnes ne manquent pas d’intérêt pour autant. Malheureusement, la météo n’est pas de notre côté. De grosses rafales soufflent et de la neige est annoncée. Après discussion avec le personnel des remontées nous apprenons qu’il n’y a aucune garantie que le lift tournera aujourd’hui, mais une courte fenêtre météo nous permet finalement d’atteindre le haut de la station en milieu de matinée.
Après deux heures de bataille contre le vent, le brouillard et la neige qui nous fouette le visage, nous finissons par apercevoir l’ancien refuge posé au pied du Mussala, perdu au fond d’un cirque, au bord d’un lac gelé que l’on devine à peine. Le décor est charmant mais nous devons nous résigner : l’accès au mythique sommet est trop dangereux dans ces conditions et il commence à faire tard. Nous profitons quand même des quelques éclaircies de l’après-midi pour mettre dans la boîte les premières images de ski. Quelques virages dans les petits couloirs surplombant le refuge. Tant pis, les grosses lignes, ce sera pour une prochaine !
Le matériel de Loris rangé, nous entamons un long slalom entre les arbustes pour revenir au parking. Après une nouvelle partie de Tétris, on saute dans le van direction le refuge du Malyovitsa, deuxième arrêt du trip. Accompagnés par notre nouveau compagnon, un chien bulgare qui voulait se dégourdir les pattes, on monte au refuge, bien chargés.
Avec pour références les refuges français, suisses et autrichiens, on est interpellés par la taille et la qualité des infrastructures bulgares. Wi-fi et douches chaudes, de vrais lits et des chambres. Mais la plupart d’entre eux ne sont pas chauffés ! Une idée du confort différente de la notre mais on s’y fait. La tenue de ski devient mon pyjama et ma doudoune une deuxième peau. Après une interaction franco-anglo-bulgare avec le tenancier, nous nous installons, mangeons et planifions les lignes du lendemain.
Cette fois c’est parti, il fait grand beau, caméra et drone tournent à plein régime. Le spot est joueur avec une flopée de couloirs étroits. Chacun trouve son bonheur, tout le monde est en forme et « lâche les chevaux” en grandes courbes. Malheureusement pour moi, une faute en sortie de couloir me vaut un beau rappel à l’ordre et une cheville douloureuse. Au repos forcé les jours suivants, j’endosse le rôle d’assistant caméraman. Le reste de l’équipe continue de laisser quelques traces de notre passage dans ce magnifique cirque, rayant l’un après l’autre, d’un coup de carre, les couloirs de notre checklist.
Les locaux n’ont pas l’habitude de voir leur terrain de jeu dans cet état et nous interpellent. Le soir venu, un guide bulgare nous raconte, dans un français impeccable, l’histoire des sports de montagne dans son pays. Un de ses clients agrémente le récit d’un air de guitare. On distingue sur le corps de son instrument un autocollant « Free Pirin » en référence à la lutte contre le développement touristique sauvage ayant lieu dans le massif voisin.
Le lendemain, nous remercions notre hôte pour son accueil plus que chaleureux malgré la barrière de la langue et retournons retrouver notre fidèle fourgon pour redescendre dans la vallée. La météo annonce de la pluie à haute altitude pour les deux jours à suivre… Nous décidons d’en profiter pour visiter l’un des lieux les plus emblématiques de Bulgarie : le Rilski Monastery ou Monastère du Rila. Classé au patrimoine mondial de l’Unesco et haut lieu de la religion orthodoxe durant le Xe siècle. Le monument ne faillit pas à sa réputation.
Après en avoir pris plein les yeux et la caméra, nous partons en direction de la zone des Sept Lacs. La pluie annoncée semble toujours d’actualité. Chose commune en Bulgarie, le refuge est accessible par un unique télésiège sur lequel nous nous embarquons un à un, skis à la main par manque de neige en bas. Après un bon quart d’heure, le refuge pointe le bout de son toit. À pieds, chargés comme des mulets, l’arrivée du télésiège non débrayable est tumultueuse.
Au refuge, l’accueil est bien différent que chez notre premier hôte. Nikolaï, qui n’a pas dû voir la civilisation depuis un moment, ne daigne nous adresser la parole qu’une fois sa Kamenitsa, la “Kro” locale, terminée. Il ne fait pas bien chaud non plus. Posé au pied des Sept Lacs, le bâtiment de quatre étages accueille bon nombre de touristes durant la saison estivale. En hiver, c’est tout autre chose. À l’exception de Pavel, sexagénaire bulgare ayant étudié le Français, nous sommes seuls dans cette grande bâtisse.
La première journée est blanche dans tous les sens du terme. Pas de visibilité, pas d’image et une chaleur à sortir les maillots de bain. Nous parvenons tout de même à repérer quelques lignes pour le lendemain et rentrons retrouver Val resté au refuge, immobilisé par deux belles ampoules. Hilares, nous écoutons ses mésaventures du jour avec Nikolaï, autour d’une Kamenitsa durement négociée avec ce dernier.
Demain le temps va enfin se dégager mais les températures seront une nouvelle fois printanières. Il va falloir se lever tôt. Kilian, ayant repéré une ligne difficile d’accès, part accompagné de Loris en milieu de nuit. Colin, Per et moi nous accordons quelques heures de sommeil supplémentaires et partons à 5h, laissant derrière nous Val, toujours hors course. Le plan est de skier une des faces du cirque principal pendant que Kilian s’aventure, seul, vers un couloir plus alpin et seulement accessible en rappel. Après un bâton cassé en haut de run pour Per, un run en demie teinte pour Colin et une série de chutes pour moi, on se retrouve au pied du cirque.
Aux premières loges, face au couloir encaissé dans lequel Kilian attend, depuis maintenant une heure, que le dégèle rende la ligne plus praticable. La ligne est technique. Entrée en rappel, pente à 45°, conditions béton et barre imposée en sortie. On est sceptique… Kilian est déjà dedans et avait l’air confiant la veille. De toute façon il est trop tard pour faire demi tour, bloqué entre la paroi qu’il vient de descendre et le verrou de plusieurs mètres qui scelle la sortie du couloir.
Il s’élance finalement, négocie tant bien que mal trois virages sur une neige encore complètement gelée et s’envole au dessus du verrou final. Complètement déséquilibré, l’atterrissage est impitoyable. Explosion au ras de la paroi, déchaussage et pied tête interminable. Quand va-t-il s’arrêter ?! Tout valdingue, la brutalité de chaque impact nous glace le sang. Il stop enfin son infernale course. Montée d’adrénaline, nous nous précipitons skis aux pieds. Quelques secondes plus tard il se redresse et lève un bras, ouf ! Je ralentie un peu ma course et le retrouve. Simplement content de l’entendre et de pouvoir mettre une main sur son épaule.
Bilan des courses : un ski cassé, un pouce tordu, une épaule douloureuse et une grosse frayeur pour tous. On remballe et on rentre au refuge. Il n’est que midi, mais on en a assez fait pour aujourd’hui… On quitte le spot le soir même, laissant derrière nous, et sans regret, l’accueil plus que froid de Nikolaï et deux journées de tournage gâchées. Le moment est venu de changer de massif, direction le Pirin.
Nous passons par Bansko, et nous ravisons vite. La station est une sorte de repère low cost pour anglo-saxons avinés… C’est dommage, la montagne est belle et la vieille ville a beaucoup de charme. Le haut du village est quant à lui ravagé par des barres d’immeubles et une expansion immobilière sauvage. On comprend mieux l’autocollant “Save Pirin” de notre guitariste du Malyovitsa…
Il est encore temps de monter à Bezbog à quelques kilomètres de là. Après quelques heures bien méritées dans les bains locaux nous rejoignons le pied du télésiège menant au refuge. Ici, des sourires, des lits et un bon repas nous attendent, de quoi nous réconcilier avec les locaux. Au petit matin le soleil est radieux, nous montons au refuge et posons nos affaires. Colin, Loris et moi partons repérer les lieux tandis que les autres soignent leurs blessures ou bossent leurs cours… Même au fond des balkans l’école nous rattrape !
Le lendemain le ciel est toujours magnifique et cette fois nous ne passerons pas à côté de notre journée! Tous d’attaque, Loris fait tourner la caméra jusqu’au couché du soleil. Passant d’une vallée à l’autre et engrangeant le dénivelé, nous savourons de passer un moment tous ensemble sur les skis, sachant que ce sera peut-être le dernier vu l’état de fatigue de l’équipe. Le lendemain, la météo ne nous permettra pas de filmer de lignes mais nous continuons à explorer la zone en longeant les ruisseaux qui dégèlent avant de redescendre dans la vallée et se diriger vers notre ultime étape, le Vihren.
Notre troupe commence à tirer la langue. Kilian n’est plus vraiment en mesure de skier après sa chute, ma cheville recommence à faire des siennes et Val ne trouve pas de remède à ses ampoules. Nous décidons de scinder l’équipe en deux. Tandis que nous, les estropiés restons à l’écart de la station et découvrons les saveurs de la cuisine locale, Colin, Per et Loris, eux partent à la découverte de l’emblématique Vihren.
Sur place, c’est une rencontre surprise avec les organisateurs de l’unique compétition freeride du pays qui les attend. La compétition est prévue dans les prochains jours ! C’est l’occasion d’échanger quelques mots avec ceux qui font passionnément bouger la petite scène locale. Malheureusement, il semble aussi dire que le Vihren ne soit plus en condition en cette fin de saison. Nos trois survivants se rabattent alors sur des lignes en fond de vallée où la caméra fige les dernières images à ski du trip.
Nous récupérons les acharnés en van et nous nous arrêtons quelques instants au milieu des hauts conifères qui bordent la route. Épuisés, marqués, mais heureux d’avoir vécus tous ces moments ensemble. Nous profitons de notre dernière journée en Bulgarie pour visiter davantage Sofia, avant de retourner à la réalité de nos vies quotidiennes. Ce périple aura été riche en paysages, rencontres et péripéties en tous genres. Il y a bien sûr les images enregistrées sur les cartes mémoires de Loris et sur mes pellicules, mais il y a aussi toutes le autres, insaisissables. Ces instants éphémères de montagne qui nous rapprochent de l’essentiel et nous font grandir, un peu.
Crédits : Loris Poussin, Dennis Corbet, Colin Gomez, Valentin Revet, Killian Echallier, Per Wingaard Sjøqvist
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