Interview extraite de Les Others Magazine Volume I : The Morning Issue.
“Sailor, Alpinist, Writer, Speaker”. Si ces quelques mots présents sur sa carte de visite ne peuvent à eux seuls résumer la vie d’Eric Loizeau, ils offrent néanmoins un aperçu fidèle de la diversité de ses talents. Après avoir enchaîné les victoires en mer pendant plus de 20 ans, celui que l’on surnomme “Le Captain” a prouvé bien des fois son amour à la montagne, allant jusqu’à abandonner en 2003 quelques phalanges sur le plus haut sommet du monde. Des histoires soigneusement racontées dans un ouvrage autobiographique passionnant baptisé Du Cap Horn à L’Everest, publié l’année suivante. Aujourd’hui à la tête d’une organisation de voyage, il enchaîne les conférences sur le dépassement de soi et sensibilise la population à l’empreinte de l’Homme sur les océans. Nous l’avons rencontré dans l’ambiance chaleureuse du Café Pinson, à Paris, pour revenir sur 40 ans d’exploits et discuter de la manière dont on appréhende le monde quand les éléments climatiques remplacent le réveil matin.
Le “métro-boulot-dodo” est-il la hantise des aventuriers ?
Globalement, le train de vie classique n’est pas notre point fort, non. Lors de notre première course autour du monde en équipage en 1978, nous redoutions vraiment l’arrivée. “Qu’est-ce qu’on va faire après ?” Cette question nous tourmentait. À l’époque, le monde professionnel de la voile n’existait pas et chacun commençait à se projeter dans son avenir citadin. Personnellement, j’ai eu de la chance, j’ai pu rembarquer grâce à l’arrivée des sponsors, mais cela n’a pas été le cas de tout le monde.
À quoi ressemblent les journées pendant une expédition ?
Quand on prend la mer en solitaire, il n’y a pas vraiment de matin, d’après-midi ou de soir. On s’arrange en fonction de ses capacités physiques, de son cycle de sommeil et des impératifs que nous impose la mer. Il faut savoir garder un rythme, et s’organiser autour des repas est une bonne stratégie. Quand les courses durent une dizaine de jours, on peut se permettre d’être un peu décalé mais au-delà, ça devient dangereux. En montagne, c’est pareil. Les conditions météo et le temps nécessaire pour rejoindre le prochain camp définissent le parcours à suivre. Il arrive de devoir attendre plusieurs jours avant de décoller. De mon côté, j’en profite pour lire, écrire, mais surtout pour me reposer au maximum.
Le sommeil occupe une place centrale dans la réalisation des objectifs. Comment arrive-t-on à dormir dans un bateau qui tangue ou sous une tente prise dans une tempête de neige ?
Effectivement, il faut à tout prix éviter de se trouver en dette de sommeil, une situation qui peut entraîner mauvaises décisions et hallucinations. L’armée cherche des alternatives à ce besoin physiologique depuis des dizaines d’années mais pour le moment, rien ne peut remplacer une bonne nuit de repos. J’ai la chance de m’endormir rapidement et d’avoir le sommeil très lourd, mais le plus important, c’est d’être prêt à réagir avec lucidité en cas de réveil brutal. Pour ça, il existe de nombreux exercices, encore utilisés actuellement. L’un d’eux consiste à programmer des réveils aléatoires au milieu de la nuit pour effectuer une liste de tâches assimilables à l’activation d’un pilote automatique. Il faut se lever, traverser l’appartement et allumer l’ordinateur par exemple, puis l’éteindre et retourner se coucher. C’est très compliqué au départ, mais avec le temps on devient vraiment efficace. Heureusement, car cela m’a quand même coûté un mariage (rires).
Certains matins ont-ils une saveur particulière ?
Difficile à dire, ils sont tellement différents les uns des autres. Une fois, en solitaire, une orque s’est présentée dans mon sillage et ne l’a plus quitté pendant trois jours. Mon premier réflexe en me levant était de vérifier si l’aileron me suivait toujours dans le brouillard. Les orques chassent les baleines par percussion, depuis le dessous, et confondent parfois les bateaux avec leurs proies. Un navire et ses occupants l’avaient appris à leurs dépens quelques mois auparavant. Mon histoire se termine mieux, heureusement.
En montagne, les ascensions débutent parfois à minuit et sont déjà largement engagées quand arrive le matin. La fatigue se mêle à l’excitation. Le jour où nous avons atteint le sommet de l’Everest, le soleil s’est levé à 5 heures. Si le manque d’oxygène embrume un peu le cerveau à 8 850 mètres, on profite vraiment d’une vue merveilleuse lorsque l’on commence à reprendre nos esprits dans la descente.
Après vingt ans en mer et de nombreux titres, pourquoi as-tu décidé de te tourner vers la montagne ?
À un moment, je me suis rendu compte qu’après quatre tours du monde, je ne connaissais rien des pays que j’avais traversés. Quand on navigue, on n’a qu’une seule chose à l’esprit : que la course se passe pour le mieux. Donc même lors des escales on s’acharne à réparer notre bateau, à étudier la suite du parcours. Je connaissais très bien les ports et les marinas, mais rien d’autre. À cette époque, je skiais déjà un peu et les personnes que j’ai rencontrées en montagne m’ont donné envie d’y rester : Patrick Berhault, Patrick Edlinger, Isabelle Patissier… Je n’étais pas fatigué du bateau mais j’avais besoin de changement, je voulais donner une notion humaine à l’aventure en me consacrant à l’alpinisme. J’ai donc coupé les ponts avec la mer pendant cinq ans afin de ne pas me laisser tenter. Je ne regrette rien, si j’avais continué à faire du bateau, je serais passé à côté de plein de choses : de très belles amitiés, les histoires d’Everest…
Justement, pourquoi décide-t-on de s’engager dans une ascension comme celle de l’Everest ?
Pour beaucoup, c’est l’objectif, le sommet, le dépassement de soi. De mon côté, c’est encore cette notion humaine qui m’y a poussé. En plus du fait que tous mes amis partaient pour cette expédition, les organisateurs avaient décidé de faire des binômes entre alpinistes et sherpas. Dès le camp de base, chacun s’associait à un local entraîné pour l’amener au sommet. J’ai trouvé cette idée géniale, baser cette expédition sur la confiance et l’amitié.
As-tu suivi une préparation spécifique avant le départ ?
Pas vraiment, je n’ai commencé à m’en soucier qu’en décembre alors que nous partions en mars. J’avais des copains qui avaient atteint le sommet sans encombre l’année précédente, par beau temps. Cela me rassurait. Malheureusement pour nous, les conditions climatiques ont été très différentes lors de notre ascension. Dans cette expédition, nous ne sommes que six à être arrivés au sommet, trois alpinistes et trois sherpas. Cela a rendu notre aventure unique. C’était très intense, mais nous avons eu beaucoup de chance. Si nous avions été complètement lucides, nous aurions sans doute fait demi-tour. On n’est pas passés loin de la correctionnelle.
Lorsque l’on se retrouve dans des situations pareilles, peut-on compter sur l’instinct de survie ?
Un jour lors d’une course en solitaire, un mousqueton bloquait une grande voile en haut de mon mât alors qu’une violente tempête approchait. Je ne sais pas comment, mais j’ai trouvé la force de l’escalader jusqu’au sommet pour éviter le drame. La semaine suivante, impossible de réitérer ne serait-ce que la moitié de cet effort. Je crois que nous n’utilisons toutes nos capacités que dans ce genre de cas extrêmes. Mais pour déclencher l’instinct de survie, il faut savoir que tu vas y passer. En montagne, l’hypoxie vous embrume l’esprit, et quand on ne se rend plus compte du danger, cela devient difficile de le combattre.
Pourquoi as-tu choisi de mener cette vie-là ?
Pour moi, la mer et la montagne représentent la liberté, elles ne peuvent être domptées et ont toujours le dernier mot. À la fin, on ne se rappellera que des moments les plus difficiles, ceux où nous avons dû repousser nos limites. Il y a aussi la notion de voyage. Tant qu’on a la chance incroyable de pouvoir rencontrer des gens et de s’imprégner de cultures fabuleuses, il faut en profiter.
Et après, on n’a pas peur de s’ennuyer ?
Depuis mon retour de l’Everest il y a plus de dix ans maintenant, j’ai beaucoup repris la mer. Je pars actuellement naviguer sur trois océans que je ne connais pas et prépare le prochain Vendée Globe. La Terre nous offre un espace d’expression infini. Il restera toujours de superbes choses à explorer, des montagnes, des déserts… Notre terrain de jeu est énorme, même en France. On a tendance à négliger notre territoire, mais ce n’est pas nécessaire de faire 10 000 kilomètres pour découvrir des endroits magnifiques.
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“Sailor, Alpinist, Writer, Speaker”. Although these few words on his business card cannot sum up the life of Eric Loizeau, they do however paint an accurate picture of his many talents. After a string of victories at sea over 20 years, “The Captain”, as he is nicknamed, proved his love for the mountains more than once, going as far as offering a few phalanges to the highest summit of the world in 2003. Published the following year, his autobiography Du Cap Horn à l’Everest, is packed full of enthralling stories like this one. Now at the head of a travel organization, he gives conferences on how to surpass one’s limits, and builds public awareness of Man’s imprint on the oceans. We met him in the warm and cosy atmosphere of Café Pinson, in Paris, to look back on 40 years of achievements and talk about how you get to grips with the world when nature’s elements become your alarm clock.
Is the “commute-work-sleep” routine the greatest fear of adventurers?
On the whole, we can’t say that the daily grind is one of our strong points. During our first crewed race around the world in 1978, we really dreaded getting to the finish line. “What are we going to do then?” This question made us anxious. Back then, the professional world of sailing did not exist and we were all starting to plan for our future urban life. Personally, I was lucky, I had the opportunity to re-embark thanks to sponsors, but that was not the case for everybody.
What is day-to-day life like during an expedition?
When you go to sea on your own, there is no real morning, afternoon, or evening. You make do with your own physical capacities, your sleep cycle and all the priorities the sea imposes. You have to maintain a good rhythm, and a good strategy is to keep meal times as a basis to organize yourself. When races last about ten days, it’s alright to have a staggered rhythm, but beyond that, it gets dangerous. It’s the same in the mountains. The weather conditions and the time needed to reach the next camp is what determines the course to follow. Sometimes you have to wait several days in a row before setting off. I take that opportunity to read or write, but most of all, to get as much rest as I can.
Sleep is a central factor in achieving your objectives. How can you sleep on a pitching boat or in a tent in the middle of a snow storm?
That’s right, avoiding sleep deficit is a priority, as this situation often generates bad decision-making and hallucinations. The army has been looking for alternatives to sleep for dozens of years but to this day, nothing can replace a good night’s sleep. I am lucky because I can fall asleep quickly and I am a heavy sleeper. The most important thing is to be ready to react with a clear head in case of a rude awakening. To do that, there are many exercises that are still used today. One of them consists in setting random awakening times, in the middle of the night, to make a list of tasks, as if you were in autopilot mode. You have to get up, walk around the house, turn your computer on, for example, then turn it off and go back to sleep. It’s really hard at first, but then, with a little time you can get really efficient. Good to know, right, because it cost me my marriage (laughs).
Do certain mornings have a specific flavor?
That’s hard to say, every morning is completely different. Once, when I was solo, a killer whale followed my wake for three entire days. My first reaction when I got up was to check if the fin was still following me in the fog. To hunt whales, killer whales use percussive behaviors, coming from underneath, and they sometimes confuse ships with their prey. A ship and its passengers learned that the hard way a few months before. Fortunately, my story has a better ending.
In the mountains, climbs sometimes start at midnight and are already well underway when morning comes. Exhaustion mingles with excitement. On the day we reached the summit of Mount Everest, the sun rose at 5 am. Though the lack of oxygen blurs your brain a little bit at 8 850 meters of altitude, you realize the view is amazing once you get your head straight again on your way back down.
After twenty years at sea and many victories, why did you decide to turn your attention to the mountains?
I realized, at some point, that after four round-the-world trips, I knew nothing of the countries I had gone through. When navigating, you only have one thing on your mind: that everything runs as smoothly as possible. So, even during stopovers, you desperately try to fix the boat, to check out the rest of the route. I knew the ports and the marinas very well, but nothing more. At that time, I would sometimes go skiing and the people I met made me want to stay in the mountains: Patrick Berault, Patrick Edlinger, Isabelle Patissier… I was not tired of sailing but I needed a change, I wanted to add a human aspect to adventure by devoting myself to mountaineering. So, I broke off all ties with the sea for five years so as not to be tempted. I don’t regret anything. If I had kept sailing, I would have missed out on a lot of things, friendships, the Everest stories…
How and why did you decide to climb Mount Everest?
For a lot of people, it’s about the objective, the summit, surpassing ones limits. In my case, I’d say the human aspect urged me to do it. Adding to the fact that all of my friends were headed to that expedition, the organizers had decided to make duos of sherpas and climbers. At the base camp, everyone would partner with a trained local to lead them to the summit. I thought it was a great idea, to base this expedition on trust and friendship.
Did you follow any specific preparation before leaving?
Not really, I began my preparations in December and I was leaving in March. I had friends who had reached the summit without any problems the year before, in fine weather. That reassured me. Unfortunately for us, the climatic conditions were very different during our climb. Only six of us made it to the summit, three climbers and three sherpas. It made our adventure unique, it was very intense, but we were very lucky. If we had been clear-headed, we would probably have turned around. We were really putting our lives at risk.
When you find yourself in such situations, can you count on your survival instincts?
I was in a solo race once, and a snap link was obstructing a main sail on my mast when a violent storm was approaching. I don’t know how, but I found the strength to climb to the top of the mast to avoid a tragedy. The following week, I couldn’t even climb half the way to the top. I think it’s only in those kind of extreme situations that you really use all your capacities. But to trigger your survival instinct, you have to feel that you’re going to die. In the mountains, hypoxia makes it difficult for you to remain coherent, and when you don’t perceive danger anymore, fighting it is trickier.
Why did you choose to live such a life?
For me, the sea and the mountains represent freedom, they can never be tamed and they always have the last word. In the end, all you will remember are the most difficult moments, the ones when you pushed your limits back. The notion of traveling is also very present. As long as you are lucky enough to meet people and discover amazing cultures, you must make the most of it.
And after all that, aren’t you scared of getting bored?
I have started sailing a lot again since I came back from Everest more than 10 years ago. I am going to sail on three oceans I am unfamiliar with, and I am preparing for the next Vendée Globe. Earth offers you infinite space. There will always be things to discover, mountains, deserts… Our playground is huge, even in France. We tend to neglect our own land but you don’t have to travel 10 000 kilometers to find beautiful places.
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