Avec poésie, Elisa Routa vous raconte son coup de foudre avec le brouillard de l’Oregon. Cette story est extraite de Les Others Magazine, Volume I : The Morning Issue.
« On prendra la route chaque matin sans se soucier ni du temps, ni de l’heure, ni de la vitesse du vent, ni du froid, ni des averses capables d’inonder une route de sable et de la rendre aussi impraticable qu’un terrain de foot anglais en plein hiver. On prendra la route chaque matin en affrontant le brouillard et en imaginant que ce sont là les silhouettes universelles des dieux auxquels on voue une obsession énigmatique. »
Voilà ce qu’on s’était dit en partant pour l’Oregon. On se devait de rendre tout ce qu’on avait pu imaginer durant ces longs mois, à la fois plus vrai et plus beau que la nature elle-même, à la fois plus grand et plus fou que nos ambitions infantiles, à la fois plus insolite, plus émouvant et plus extraordinaire encore qu’un rêve jusqu’alors songé les pupilles fixes et les yeux grands ouverts, entre deux rendez-vous, à la pause déjeuner.
On se devait de crier au bonheur empreint d’adrénaline. On se devait de croire en la seconde d’après. On se devait de n’attendre rien et tout à la fois. On se devait de faire de chaque minute une aventure démesurée, sauter dans le vide à chaque virage, pleurer à l’angoisse, avoir le cœur comme chahuté dans un Grand Huit. On se devait de se jeter à l’eau en pédalant dans le vide.
Au lieu de ça, on a rencontré le matin. Et on en est tombées amoureuses. Éperdument amoureuses. On a découvert la douceur de l’aube, sa lumière fantomatique et ses œufs brouillard. La fourchette à gauche, le couteau à droite, on a dégusté ce moment presque parfait, suspendu sur le fil du temps, insignifiant, quotidien et perpétuel, plus fréquent qu’un rituel, dont on se souviendra peu, qu’on remplacera bientôt et qu’on effacera vite. Les œufs brouillard, c’est ce moment de néant entre le petit-déjeuner et l’instant qui précède une expédition, ce moment infime avant même que la journée ne commence vraiment. Ce moment où tout est finalement possible.
On se devait d’avoir une boule au ventre, un hématome dans le fond du cœur, des écorchures aux genoux et des bleus aux coudes. Au lieu de ça, on caressait aux aurores cette épaisse couche blanchâtre tantôt au-dessus des montagnes, tantôt au-dessus du Pacifique. On subissait le brouillard comme le réveil d’une mère, une bise sur le front, dans des draps encore chauds. On touchait du doigt le froid, tout à coup matérialisé en une masse spongieuse, perceptible à main nue. On effleurait l’hiver, dissimulé dans un manteau opaque, si réconfortant, si maternel, aussi bienveillant qu’une pleine lune dans une nuit noire.
À l’assaut du monstre blanc, on enfilait nos pompes comme on embrasse une fille. Avec audace, précipitation et beaucoup de niaiserie. On avait l’innocence de croire qu’on pouvait chevaucher son immensité immaculée avec nos baskets pleines de terre. On avait la même naïveté que celle des gosses qui pensent pouvoir toucher les étoiles en prenant l’avion. On enlaçait des yeux ses ondulations nuageuses au-dessus du Mount Hood, son flottement capricieux aux pieds de l’Haystack Rock ou ses ondes incisives sur le sommet de la Wizard Island, en plein Crater Lake.
La fourchette à gauche, le couteau à droite. On savourait nos œufs brouillard.
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